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Flou de profondeur de champ - Ellipse - Plan rapproché, Nicolas Pilard, 2021

Il est tentant de s'appuyer sur le récit d'Images en apnée pour aborder le travail de Léa Casacci. Il semble s'y condenser, s'y cristalliser même, pour reprendre une de ses préoccupations, une série de notions qui traversent toute sa production. Le scénario met en scène un personnage faisant apparaître une image sur des draps maculés d'une substance à base de fusain et d'yeux de poissons, après une immersion dans l'eau de mer. Il est à la croisée de mythes fondateurs de la peinture et des métaphores de la photographie.

 

Difficile de ne pas penser au processus matriciel de la Vera icona, ou l'émanation du Saint-suaire, mais surtout de la forme d'épiphanie produite par le bain révélateur argentique, ici joué par la mer, mythique bouillon de culture qui a accouché de la vie. L'eau joue d'ailleurs un rôle majeur dans la production des images pour Léa, elle évoque le récit lumineux de Narcisse. 

Le ruissellement (Sans-titre, 2016), le nuage vaporeux (Smoke and mirror), la corrosion (En latence) sont autant de procédés qui révèlent la figure ou le texte. La graisse, qui a en commun la fluidité et la diaphanéité, prend volontiers le relais par utilisation de pochoir.

L'image et le texte ont un caractère indiciel, comme dans l'estampe et la photographie argentique. D'en Latence à L/U/C/O/S S/A/E - en passant par Abdrükt ou Flux, il est question d'une trace fragile et fragmentée qui traverse des métamorphoses éphémères et éventuellement s'abîme dans l'entropie. Lorsqu'elle est projetée sur une vitrine (L/U/C/O/S S/A/E et Abdrükt) ou un miroir (Smoke and mirror et How to throwback onto back and to the back) la perception est troublée par le jeu des transparences et des reflets et semble être happée par son environnement, elle s'y dissout.

 

Le langage est souvent cryptique, brouillé par la mise en page, le jeu de traduction ou la transformation par récits remémorés. On ne perçoit le propos que par bribes, qu'il soit elliptique comme dans L'amère loi dont les images sont évidées, ou Palimpsestes qui semble au contraire jouer sur la profusion et le recouvrement pour un effet de lecture analogue. Séquence 7 et Forty minute story, pousse le cryptage à son paroxysme lorsque le texte devient musique et que le son transcrit un paysage par une médiation que la mise en scène veut aveugle, pour un dessin dansé. 

Dans le travail de Léa, les images et les récits se transforment, s'étiolent et s'évanouissent. C'est la mise en scène d'une perte, celle de la mémoire peut-être. Sous cet angle, cet oeuvre a le caractère d'un Mémento Mori et la nuée de mouches d'Images en apnée, matérialisée dans Hut with a view lui donne la marque d'une vanité, de la même manière que le cimetière marin mis en scène par Sunset-sensitive (unknown sequence), au paysage expurgé de toute présence humaine en dehors d'objets en détresse.

Nicolas Pilard

Sérendipez-moi[1], Simone Dompeyre, 2020

- Texte concernant L/U/C/O/S S/A/E et provenant du catalogue d'exposition "HORS-CHAMP - HORS-CADRE : QUI REGARDE ?"

Une inscription sur une vitre dont l’explicite non-sens entraîne, en méandres de sens, à trouver pour le plaisir du sens pluriel.

Une installation sans objet, sans film, sans vidéo mais qui, là, impose sur la grande vitrine, des lettres organisées mais sans formation de mots apparente.

 

Ses grandes lettres rondes sont disposées ainsi qu’un poème irrégulier. En diffère le nombre de une à sept par ligne qui ne respecte pas un ordre numéral ni crescendo ni decrescendo. La lecture en est pourtant réclamée par la lumière qui, depuis l’intérieur, les dévoile sur l’écran voilé par la graisse qui la recouvre entièrement.

 

Et plus encore, au premier soir alors qu’une main s’entr’apercevait enlevant le pourtour des dernières lettres advenant les rendant lisibles mais sans donner la clef de la lecture. STL/ANU/EE

Le désir de comprendre se lisait, en réaction, très nettement sur les visages du public car l’action d’emblée réclamait leur présence active. Le hors-cadre de la rue était pris dans le champ pour résoudre l’énigme.

La fonction du cartel participe au jeu de piste des sens, étant elle-aussi perturbée puisque le titre de l'installation n'obéit pas davantage à la morphologie française voire latine du mot : L/U/C/O/S S/A/E.

Cela forme/informe des lettres séparées et agglutinées par des barres obliques sans signifié apparent. Ce n’est pas le Locus/lieu latin ni le Lucus/bois sacré, d’autant que la désinence en serait plus que fantaisiste. Ce n’est pas davantage l’allusion à une rivière de l’Angola fort éloignée du propos et de la structure de l’installation.

Certes Lukos dénotait le loup en grec et était l’un des mots pour la lumière ce qui pourrait attirer Apollon Lycien, dieu de la lumière et des arts, dont la mère fut changée en louve par Zeus… Cela s’avèrerait bienvenu puisque ce Dieu ambigu dont les oracles lancés par la Pythie, à Delphes, étaient « obliques », à la lecture difficile, très inversement à l’approche nietzschéenne d’Apollon comme le stable, le rationnel, le mesuré modèle de l’esprit classique opposé au Dionysiaque insaisissable, sensitif, fougueux.

Cependant aucun signe n’y entraîne précisément même si cela nous y a emporté. Ce qui a primé à son origine comme à celle du poème déconstruit – c'est l’écoute de mots de langues non maîtrisées par l’artiste qui en a recherche des homophones – c'est un jeu de son, un plaisir de la syllabe dite, une coupure de la possibilité d’un mot même si cet empêchement nous conduit avec bonheur vers le dieu dont les mots de la Pythie incompréhensibles devaient être interprétés par des exégètes – des prêtres qualifiés. Du moins cela nous ramène à l’énigme.

Nous ramène au jeu ouvert et à l’épellation convoquée et relancée, un prénom qui se démarque des lettres : Lucrèce. Laquelle ? Plutôt lequel car l’irrévérence de la phrase découverte « LUCRÈCE A LOUCHÉ SOMBRE EST LA NUÉE » ne saurait évoquer la Lucrèce/Lucretia, femme d’un guerrier de la suite du roi Tarquin, qui se suicida pour avoir été violée par le fils du roi et dont le corps fut exposé sur le Forum. Ce récit que Ovide et Tite-live reprennent qui participe à la légende la fondation de la République à Rome, est devenu un topos, dans divers arts, de la femme se sacrifiant.

 

Au masculin, s'impose le Lucrèce du Natura rerum - Ie siècle avant notre ère – qui, s’il n’est pas décrit comme souffrant de strabisme convergent, louchait plutôt de curiosité puisqu'il est l’homme des nuages, des nuées.

Lucrèce voit le monde comme un infini, sur lequel porter les regards en tous sens et produire des explications. Au début de son poème par lequel il divulgue la pensée d’Épicure, Vénus dissipe les nuages.

Sans approfondir, rappeler combien ce texte analyse les sensations devant les changements du ciel : il rapproche les effets comme la peur voire la terreur, l’étonnement voire la sidération, l’oppression mais aussi le grand bonheur, l’admiration.

S’il rapporte ce qu’Aristophane déjà constatait dans Les Nuées, « Ne vois-tu pas parfois, en regardant en l’air, un nuage qui ressemble à un Centaure ou à un léopard, ou à un loup, ou à un taureau ? » ; s’il décrit les tumultes orageux avec une fougue et en des termes – "immenses cavernes du ciel, affreuse nuit des nuées, menace le visage de la noire épouvante" – qu’applaudit Hugo[2] au XIXe siècle, Lucrèce en explique matériellement la raison. Et la nuée sombre, loin de l’arrêter, l’entraîne en poétique réflexion.

Il y porte un regard physicien et des explications en disciple d’Epicure ; au‑delà du savoir, il s’agit de tranquilliser l’homme – l’ataraxie épicurienne – en évitant de laisser une question sans réponse même si les explications sont multiples. Il garde l’esprit de la Lettre à Pythoclès[3] au sujet, précisément des nuages : « Il n’est pas impossible que les rassemblements d’éléments de ce genre puissent s’accomplir selon d’autres modes multiples. »

L’important est la recherche qui nous fait humain/e – seul le royaume des dieux est sans nuage/innubulis æther – de même le bonheur de la recherche, d’autant que Lucrèce analyse aussi le processus créateur de « simulacres », d’images qu’il pense émis par les objets à partir de leur surface. Sans entrer dans l'autre analogie qu'il fait avec le corps humain - les nuages qu’ils fussent sombres ou plus clairs, par leur plasticité, leur transformation toujours latente, sont autant de choses à voir d’autant qu’il leur attribue des partitions tout aussi variées, ce qui impose une analogie avec l’Œuvre d’art.

 

Belle idée de se laisser porter par les mots.

Simone Dompeyre

 

[1] Parmi les variantes de la définition de "sérendipité", terme désormais polysémique, quoique entré dans notre langue très tardivement, celle de Sylvie Catellin, chercheuse en sciences de l’information et de la communication « l’art de découvrir ou d’inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente. »

Le terme lui-même a emprunté divers chemins : d’abord un conte persan ancien, imprimé au xvie siècle par un Italien et souvent traduit, dont Zadig de Voltaire garde des traces – mais introduit la science et la sagacité dans la compréhension du phénomène – repris par un auteur anglais Horace Walpole au xviiie siècle Les Trois Princes de Serendip – soit de Ceylan aujourd’hui le Shri Lanka.

Ceux-ci envoyés à l’étranger par leur père pour parfaire leur éducation, sont accusés du vol d’un chameau disparu, parce qu’ils précisent l’état de l’animal qu’ils n’ont jamais vu, grâce aux traces qu’ils ont notées lors de leur voyage ; un chameau boiteux, borgne, ayant une dent en moins, transportant une femme enceinte, chargé de miel d’un côté et de beurre de l’autre. Il faut cependant l’arrivée inopinée d’un autre voyageur qui a vu l’animal dans le désert pour convaincre de non seulement les libérer mais les nommer conseillers.

 

[2] « Lucrèce… spectateur de l’infini hideux. Il pense, il songe, il cherche, il sonde l’insondable... », Victor Hugo

 

[3] Lettre à Pythoclès, 100 : « Les coups de tonnerre peuvent se produire par suite du vent dans les cavités des nuages, ainsi que cela a lieu dans nos récipients, soit du grondement dans les nuages du feu mêlé au vent, soit de la rupture des masses nuageuses et de l’écartement des débris, soit du frottement latéral et de la brisure de nuages ayant pris la consistance de la glace. Il en est pour ce point particulier comme pour l’ensemble : les phénomènes nous invitent à donner plusieurs explications. »

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